Partir

30 Aprile, 2014

Toutia

 

          «À Tanger, l’hiver, le café Hafa se transforme en un observatoire des rêves et de leurs conséquences. Les chats des terrasses, du cimetière et du principal four à pain du Marshan se réunissent là comme pour assister au spectacle qui se donne en silence et dont personne n’est dupe. Les longues pipes de kif circulent d’une table à l’autre, les verres de thé à la menthe refroidissent, cernés par des abeilles qui finissent par y tomber dans l’indifférence des consommateurs perdus depuis longtemps dans les limbes du haschisch et d’une rêverie de pacotille. Au fond d’une des salles, deux hommes préparent minutieusement la potion qui ouvre les portes du voyage. L’un sélectionne les feuilles et les hache selon une technique rapide et efficace. Ni l’un ni l’autre ne relève la tête. D’autres, assis sur des nattes, le dos au mur, fixent l’horizon comme s’ils l’interrogeaient sur leur destin. Ils regardent la mer, les nuages qui se confondent avec les montagnes, ils attendent l’apparition des premières lumières de l’Espagne. Ils les suivent sans les voir et parfois les voient alors qu’elles sont voilées par la brume et le mauvais temps.

 

                 Tout le monde se tait. Tout le monde tend l’oreille. Peut-être fera-t-elle une apparition ce soir, leur parlera, leur chantera la chanson du noyé devenu une étoile de mer suspendue au-dessus du détroit. Il a été convenu de ne jamais la nommer. La nommer, c’est la détruire et en outre provoquer une succession de malédictions. Alors ils s’observent et ne disent rien. Chacun entre dans son rêve et serre les poings. Seul le maitre du thé, patron du lieu, et ses serveurs sont en dehors du coup, préparant et servant les boissons avec discrétion, allant et venant d’une terrasse à une autre sans déranger le rêve de personne.

 

                   Les hommes présents là se connaissent mais ne se parlent pas. Ils viennent pour la plupart du même quartier et ont juste de quoi payer le thé et quelques pipes de kif. Certains ont une ardoise sur laquelle ils inscrivent leurs dettes. Comme s’ils s’étaient concertés, ils n’ouvrent pas la bouche. Surtout pas à cette heure-ci de la journée et en cet instant délicat où tout leur être est tendu vers le lointain, épiant le moindre froissement des vagues ou le bruit d’une vieille barque rentrant au port. Il leur arrive d’entendre en écho un appelle au secours. Il se regardent et ne bronchent pas. Les conditions sont réunies pour qu’elle apparaisse, pour qu’elle livre quelques-uns de ses secrets. Ciel clair, ciel presque blanc se reflétant dans une mer limpide devenue source de lumière. Silence au café, silence sur les visages. L’instant précieux est peut-être arrivé : elle va parler !

 

               Il leur arrive d’y faire allusion, surtout quand la mer rejette les cadavres de quelques noyés. Ils disent, elle est encore enrichie et nous doit bien un geste ! Ils l’ont surnommée « Toutia », un mot qui ne veut rien dire, mais entre eux ils savent que c’est l’araignée tantôt dévoreuse de chair humaine, tantôt bienfaitrice parce que transformée en une voix leur apprenant que cette nuit n’est pas la bonne et qu’il faut remettre le voyage à une autre fois.

 

                   Comme des enfants, ils croient à cette histoire que les berne et les fait dormir le dos calé contre le mur rêche. Dans les grands verres de thé froid, la menthe verte est devenue noire. Les abeilles se sont toutes noyées dans le fond. Ils ne boivent plus ce thé qui a décanté au point de devenir amer. Avec la cuiller ils sortent les abeilles une à une, les étalent sur la table et se disent, pauvres petites bêtes noyées, victimes de leur gourmandise ! »

Tarifa_01

Tarifa

Boys and girls stare Spain from Tangier, Morocco, on the edge of the horizon, visible only if the air is light, transparent. They fix their fate with a single obsession: to leave, to cross the stretch of interdict waters, to “follow the movement that comes from their gut, follow the devastating instincts that drives them away from the land of origin that disappoints them in every aspect.” It is this strong and poignant image, that sums up the novel by Tahar Ben Jelloun, a book about immigration and illegal immigration. Morocco is the native land, difficult to leave, but in which, for many, especially young people, it is impossible to remain due to growing unemployment. But what does it mean in this circumstance “to leave”? A drive toward the hope of a better future, but too often this hope is drowned in the waters of the Mediterranean, ending in a tragedy. Many keep trying because others have made it. Between Tangier and Tarifa, in Spain, there are only fourteen miles, two hours on foot, but for Moroccans is a distant place.

Immigration is not a pleasure trip or tourism, is a laceration, a separation from their roots, their culture and often this uprooting and subsequent resettlement in a new culture ends up creating new problems of a psychological, cultural or political nature.

The first line of the novel “Leaving” takes place in the Hafa café where, in an idle time, some young people look at the Spanish coast, so close. Young people are jobless and they think that elsewhere – outside their country – is better. Their time has stopped because they think that their life has no meaning, and this suspended time, put in brackets, mine them inside, they rode inside. Some claim to be willing to do any work while traveling. The wait becomes an obsession, an obsession with starting at any cost, a kind of neurosis strong enough to convince them that the only solution is to go abroad. Still do not really know what happens on the other coast.

Leaving is not always the solution, as it can sometimes mean going to death.

Tahar Ben Jelloun itself has left his country to go to France. Once there, he became interested in the Moroccan immigrants living in the suburbs of Paris, making for their literary classes and taking the matter of inspiration for his work as a writer. “As a Moroccan – Ben Jelloun says – I felt compelled to offer testimony about these people and their detachment from Morocco. At that time I understood what it meant separation, exile. There is a very strong bond with their country. TThey can leave for economic or political reasons, but they retain the ambition to return to Morocco.”


Information

 

Tahar Ben Jelloun

Éditions Gallimard, 2006

ISBN 978-2-07-034431-4


Tahar Ben Jelloun 

 

Poet, novelist and journalist, Tahar Ben Jelloun was born in Fez, in French Morocco, in 1944. He spent his adolescence in Tangier and he completed his studies in philosophy in Rabat, where he wrote his first poems, collected in Hommes sous linceul de silence (1971). In Morocco, he taught philosophy, but due to the Arabization of education (and since he is not entitled to teach in Arabic), he moved to Paris in 1971, where three years later he obtained a doctorate in social psychiatry on mental confusion of hospitalized immigrants, which will be published under the title The extreme solitude. His experience as a psychotherapist will also be poured into the novel The reclusión solitaire (The solitary confinement, 1976). In the meantime, he continued to write, exclusively in French, collaborating regularly with the daily Le Monde. Today he lives in Paris and is the father of four children.

The first novel, Harrouda, was written in 1973. With the Prix Goncourt awarded for La Nuit sacrée in 1987, has become the foreign francophone writer best known in France. Speaker with debates and articles on the problems of society, especially on the problem of peri-urban and racism. With the book Racism Explained to My Daughter and for its profound message he received from the Secretary of the United Nations the Global Tolerance Award and in 2006 he won the International Prize Trieste Poetry.

Since 2011 he is member of the jury of the Guillaume Apollinaire literary prize.

 


Head image: Tangeri


Article reference for citation:
Moretti Marta, “Partir”, PORTUS: the online magazine of RETE, n.27, May 2014, Year XIV, Venice, RETE Publisher, ISSN 2282-5789 URL: https://www.portusonline.org/partir/

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