La coupure entre le tissu urbain et le territoire du port, matérialisée à Marseille par une grille, et l’atonie économique, sociale et symbolique de tout le secteur avoisinant, ajoutées à l’incapacité de la municipalité à définir une politique d’aménagement global a fini, après des décennies d’immobilisme, par faire naître en 1995 un Etablissement public d’aménagement (EPA) et ériger le secteur en Opération d’Intérêt National (OIN).
L’opération Euroméditerranée
C’est là la première particularité de l’opération Euroméditerrannée: l’intervention directe de l’Etat. L’EPA marseillais a été le 2e, après celui de La Défense, près de Paris. Il a préludé à la multiplication de cette procédure dans toutes les opérations françaises de grande envergure territoriale et stratégique. L’Etat, avec l’assentiment distant de la Mairie qui lui délègue sans mal l’essentiel de ses prérogatives urbanistiques, va donc arbitrer(et financer) le devenir de la Ville en mettant en place une synergie qui dépasse l’opposition séculaire entre deux organismes qui dépendent alors directement de lui: le Port autonome de Marseille (devenu depuis le Grand port maritime de Marseille), créé en 1854, et le nouveau centre de Marseille, Euroméditerranée.
Un quart de siècle après la création de l’EPA, on constate que Marseille a rattrapé le retard sur les autres grandes cités portuaires et que la plupart des objectifs ont été atteints ou sont en voie de l’être.
Les caractéristiques de l’opération d’aménagement territorial
Trois dimensions sont à relever dans cette opération:
- les dimensions inhabituelles du territoire. Dans un premier temps, en 1995, la surface urbaine attribuée à l’opération est de 310 hectares. Elle sera étendue en 2007 à 480 hectares. Il s’agit bien entendu d’un périmètres d’étude et d’action mais l’établissement public contrôle tout ce qui se passe dans ce secteur, foncier, immobilier, voirie …. 400 hectares vers l’est et Nord sont identifiés pour des actions et des acquisitions futures ciblées par Euromed. A quoi il convient également d’ajouter un retrait du Port de 45 m pour permettre, après enterrement de la voie rapide aérienne, la création d’un “boulevard urbain”.
- la nature du site, en totalité occupé mais en mauvais état, en partie obsolète, vidé de ses entreprises de logistiques, une population pauvre, à la limite de la marginalité, cantonnée dans des logements vétustes, et des quartiers sous équipés, oubliée par dans les politiques urbaines de la ville.
- le partenariat qui force à la longue les acteurs, en particulier la Commune et le Port, à travailler ensemble sous la conduite de l’Etat central. Ce trépied constitue le socle opérationnel qui sera renforcé par la suite par l’engagement de la Région et du Département.
Le Grand Silo, entrée de la salle de spectacles.
Mais qu’en est-il du patrimoine?
Inauguré au milieu du XIXe siècle, le port moderne de Marseille est en activité depuis plus d’un siècle et demi. De ce fait il s’est fabriqué et transformé sur lui même de manière continue, s’étendant sans cesse vers le Nord de la ville, puis sautant le tunnel du canal du Rove et déployant son port à conteneur et ses pipelines, sans retenue, au détriment de la nature jusque là préservée de la Camargue. Comme tous les grands ports industriels de grand âge mais toujours bien vivants, le Port phocéen recèle un patrimoine datant de diverses époque, épars, hétéroclite, produit désordonné de circonstances, et du désintérêt des gestionnaire: entre autres le Grand Dock, les bassins, la “digue du large” avec ses phares et tours, la gigantesque cathédrale de la Major (Léon Vaudoyer, 1852 – 1893), une base de sous marins inachevée de la IIe Guerre Mondiale, et un Monument historique (depuis 1964) qui date des périodes médiévale et classique, le Fort Saint-Jean. On pourrait également évoquer le siège des Messageries Maritimes de Gaston Castel transformé en hôtel et réduit à une façade ou encore, les deux rénovations du Grand Dock.
Fort Saint-Jean. Coupe de 1821. (Archive de Robert Valette, Creative Commons)
Nous nous concentrerons ici [1] sur deux opérations qui affrontent la difficile question de la patrimonialité confrontée à la modernité: la passerelle qui relie le Mucem (Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée, décentralisation du Musée des Arts et Traditions Populaires de Paris) et la reconversion du Grand Silo à blé.
La passerelle par dessus des siècles
L ‘aménagement du bassin ouest, dit le J4, du Port de Marseille subit une série d’opérations chirurgicales (la darse à la géométrie régulière et à la profondeur adaptée aux navires a adopté des irrégularités de bassin de place publique et des profondeurs de fontaine), et architecturales (le Mucem déjà évoqué, imaginé par l’architecte Rudy Ricciotti et La Villa Méditerranée, centre de conférences conçu par l’architecte italien Stefano Boeri tous deux inaugurés en 2013). L’ensemble, et tout particulièrement le couple Fort Saint-Jean/Mucem est rapidement devenu une icône de la figure architecturale de la Ville à laquelle se sont identifiés les Marseillais presque autant qu’à la Basilique de Notre-Dame de La Garde.
Mucem, facade de verre et résille. (© Claude Prelorenzo, 2016)
La grande idée de programmation, puis de réalisation ,est la création d’une passerelle aérienne de 130m de long avec une portée de 120m qui relie désormais le Fort Saint Jean débuté au XIIe siècle et le Mucem du XXIe siècle. Cette passerelle offre dans sa sobriété l’occasion d’une promenade vertigineuse et instructive en reliant le très moderne (le Mucem) et l’ancien (le Fort), l’innovant (le bâtiment de Ricciotti est enveloppé par une résille de béton qui en son temps fit sensation et même scandale) et la restitution des pierres roses qui garnissent la forteresse, gardienne de l’entrée du Vieux port. Cette passerelle, conçue en association avec l’ingénieur Lamoureux, et réalisée par la Société Freyssinet, est en Béton Fibré Ultra-hautes Performances, un matériau alors inusité pour ce type d’ouvrage.
Ce trio, Musée neuf, Passerelle aérienne, Fort historique est une solution originale et spectaculaire pour relier le patrimoine du XIIe siècle au XXIe siècle des nouvelles technologies et des formes libres.
Le Silo
Édifié en 1927 avec la participation de la Compagnie des Docks et des Entrepôts de Marseille, le Silo à blé d’Arenc a été désaffecté en 1980. Le Port qui envisageait sa démolition avait cédé devant le concert de protestations que ce projet avait suscité en particulier parmi les architectes et opté pour sa reconversion (2007-2011) en équipement de loisirs. Son architecte est pour la partie bureaux Eric Castaldi qui avait mené, avec un grand respect la première reconversion du Grand Dock et Roland Carta pour la salle de spectacle qui accueille jusqu’à 2.100 spectateurs.
Grand Silo-d’Arenc en son temps. (© Francoise Thurel, DRAC PACA – CRMH, 1987)
Une simple confrontation avant/après de l’enveloppe de l’édifice montre que malgré son classement sur la liste du “Patrimoine du XXe siècle” (un label français récent aux contours incertains), l’édifice a été radicalement défiguré et ne peut plus porter le message de son histoire et de la finalité de son architecture. L’intérieur a été pratiquement vidé de ce que Roland Carta appelle “son maillage dense” qui est en fait la série des cuves à grains (dites “mamelles”). Surtout les façades, nécessairement aveugles dans le cas d’un silo ont été entièrement percées pour autoriser le programme des bureaux éclairés par des fenêtres dotées de vitres bleues réfléchissantes. Il s’agit probablement de l’un des plus mauvais exemple de reconversion des silos portuaires, processus engagé en Europe et aux Amériques depuis les années 60 du siècle dernier. On pense aux silos de Chicago et de Montréal qui avaient tellement impressionné Le Corbusier [2].
Sur ce type d’édifice la reconversion n’est certes pas aisée une fois épuisées les occasions offertes par les archives publiques ou privées et les autres modes de stockage allergiques à la lumière. A Marseille, à quelques pas du silo, les Archives départementales des Bouches du Rhône [3] auraient pu offrir une solution plus convenable et adéquate au message véhiculé par ce Silo centenaire.
Le Grand Silo aujourd’hui.
Notes
[1] Pour cet article un inventaire détaillé n’aurait pas de sens tant les déterminants de la patrimonialité sont sans liens. On consultera par cintre avec profit l’ouvrage dirigé par Jean-Lucien Bonillo, Marseille Ville & Port, éditions Parenthèses, Marseille, 1992.
[2] Il leur consacre, en 1923, 6 pages et 8 photographies dans son ouvrage fondateur: Vers une architecture, sous le sous titre Le Volume.
[3] Désormais logées dans un édifice conçu en 2006 par Corine Vazzoni.
Head Image: Passerelle du Mucem. (© Claude Prelorenzo, 2016)