Bordeaux: les quais

19 Maggio, 2019

Après une suite interminable de concours, d’appels à idées, d’analyses et de propositions, sur la création de nouveaux ponts et la requalification de la façade fluviale de Bordeaux, la municipalité dirigée par Alain Juppé, choisit en 2000 et inaugure en 2008, le projet d’un paysagiste de grande renommée, Michel Corajoud. Un projet, audacieux, qui inclut de la restructuration radicale de l’ensemble compris entre la façade des immeubles et la rive du fleuve, offre ainsi à la cité à un nouveau centre, un lieu de sociabilité très apprécié et fréquenté. Il n’en pose pas moins des questions fondamentales sur ce que l’on fait, en l’absence de monuments mémoriels exemplaires, de la mémoire du port telle qu’elle résulte des matériaux utilisés, des empreintes sur le sol des activités maritimes, des souvenirs liés au lieu.

Cet article a pour but de cerner les contours de cette question qui a d’ailleurs, comme on le lira, beaucoup préoccupé l’auteur du projet.

Le “deuil”[1] du port [2]

Les Jardinages de Michel Corajoud sur les quais de Bordeaux (2000-2008)

“Le Port de la Lune constitue un exemple exceptionnel d’échange d’influences sur plus de 2.000 ans, par son rôle de capitale d’une région vinicole de renommée mondiale, et par l’importance de son port [3] dans le commerce régional et international … La ville a conservé son authenticité pour ce qui est des bâtiments et espaces historiques créés au XVIIIe et au XIXe siècle [4]”.

Bordeaux, Port de la Lune (France), inscrit en 2007. Le Comité a demandé un rapport sur l’impact visuel des nouveaux franchissements de la rivière envisagés et il a regretté la destruction fin 2007 du pont du Perthuis [5]”.

Les quais du Port de la Lune ne figurent pas en tant que tels parmi “les bâtiments et espaces historiques” et encore moins parmi les 347 bâtiments classés de Bordeaux”. Si les entrepôts qui existaient dans les années 90 étaient de peu d’intérêt dans leur architecture, les quais par contre, espace ouvert indentifiable par ses matériaux de revêtement de sol, par le paysage horizontal en surplomb du fleuve qu’ils généraient, par le vide même du terre plein, étaient indissociables de ce linéaire de majestueux édifices classiques et partie prenante de la façade urbaine. Ils en étaient le parvis et la clé pour comprendre l’origine de la richesse de la ville exhibée dans ses architectures. De leur traitement dépendait en fait la signification qu’on lirait de nos jours [6] sur la façade classique de la ville.

On aurait donc pu s’attendre à ce que la maitrise d’ouvrage et le lauréat du concours, le paysagiste Michel Corajoud, aient été particulièrement attentifs à conserver la fonctionnelle nudité et fluidité des terre-pleins et les caractères physiques du mode de rapport portuaire au fleuve, au moins partiellement ou métaphoriquement.

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Le concept de “jardinage”. (© Claude Prelorenzo, 2015)

Confronté à cette option de prise en compte de la dimension patrimoniale du lieu, Michel Corajoud a répondu de façon ambiguë. D’un côté la pierre dure de la bordure des quais et les bittes d’amarrage ont été parfaitement conservés. D’un autre côté les pavés du terre plein ont disparu et la vacuité identitaire du lieux fortement peuplée par les plantations, par nature en contradiction avec le cadre traditionnel du travail de manutention portuaire et par l’installation d’une barrière de protection en avant des bittes d’amarrage. La transformation des quais en promenade fleurie ne renvoie plus désormais à l’histoire portuaire de la ville mais à des significations balnéaires de stations de vacances que ne fut pas cette ville.

Il est toujours injuste d’affecter au seul maitre d’ œuvre toutes les caractéristiques d’un projet dont les paramètres qui l’encadrent sont souvent davantage le fait de la maitrise d’ouvrage. La gêne qu’a éprouvé Corajoud sur ces choix anti patrimoniaux l’a conduit à argumenter son projet de “quais” qui fut en son temps d’autant plus critiqué dans les milieux professionnels concernés que le succès populaire immédiat de la nouvelle “Promenade” de Bordeaux constituait de façon un peu inquiétante une réponse à l’essor fulgurant de la demande de “lucidité” des aménagements citadins. Bordeaux aura réalisé un Corso comme à Viareggio, une Promenade des Anglais comme à Nice, un boulevard de la Croisette comme à Cannes mais pas un quai portuaire rénové, refonctionnalisé mais toujours porteur de mémoire tant les marques du trafic maritime-fluvial ont été supprimées (le dallage des terre pleins) ou dénaturées (la barrière à l’avant des bittes d’amarrage).

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Une urbanité champêtre. (© Claude Prelorenzo, 2015)

Michel Corajoud a livré un long entretien filmé sur la genèse et le déroulement de son travail à Bordeaux. Dans la première partie du film sont montées des séquences anciennes, images nostalgiques des quais encore actifs, chargement de marchandises, grands terre pleins, bateaux de croisière …

Il raconte: Mon premier contact a été en juillet 1999…. Ça a beaucoup influencé mes réflexions sur les quais …je me suis demandé ce qu’on pouvait bien faire ici tant la beauté était déjà là (images de rails luisants sur les pavés [7]) …cette façade magnifique, la beauté du fleuve …”. Manifestement tout était “déjà là” sauf le port!

Il poursuit “… nous n’ignorions pas que dans la pensée de beaucoup de Bordelais, l’idée de planter les quais était considérée comme incongrue … parce que Bordeaux était un port … notre équipe avait cette responsabilité, parce qu’elle était étrangère à Bordeaux, de faire faire aux Bordelais le deuil du port … et puis il y a cette fameuse question de la rambarde qui a été longuement discutée parce qu’on pensait que c’était anormal au bord d’un quai de mettre une rambarde … avec Alain Juppé on s’accordait sur le fait qu’il fallait s’attacher à rendre les choses confortables … je me disais on ne peut pas vivre tranquillement sur ces quais si on n’a pas une protection …” . “et cette rambarde avait une utilité supplémentaire du fait qu’on peut s’appuyer sur elle et être dans un rapport d’intimité avec le fleuve…”. Ce qui est justifié dès lors que la ville a opté pour un rapport spectaculaire au fleuve qui a remplacé la relation portuaire obsolète et même totalement disparu en ces lieux.

Michel Corajoud était mal à l’aise avec l’obligation qu’on lui a faite mais qu’il a assumée de reconvertir un lieu identitaire de la ville de Bordeaux (son histoire portuaire) en un lieu qui correspond d’avantage aux standards internationaux de la ville de distraction, qui tourne le dos aux fonctions productives exilées dans les lointaines banlieues (toujours plus en aval vers l’océan) ou dans des zones industrielles. Il est de ce fait contraint à un exercice impossible: justifier la mort d’une partie de l’histoire de Bordeaux, ce “deuil du port”, cet effacement d’une histoire continue, millénaire, au profit d’une inattendue image paysanne: mon esthétique, mon éthique de paysagiste sont fondées au fond sur un amour assez profond de la campagne. Je pense que la ville a besoin, qu’on lui rappelle que la campagne existe … la culture … qu’on a tous en nous c’est une sorte d’alphabet de la pensée qui est celui de mon grand père qui plantait les radis avec un cordeau une mémoire importée, voire inventée.

Il conclut par cette phrase étonnante: je n’ai pas rencontré les experts du patrimoine mondial de l’Unesco … On n’a pas défiguré les quais”. Effectivement la géométrie générale des quais est restée ce qu’elle était, les bittes d’amarrage ont toutes été conservées et restaurées c’est sa lisibilité portuaire, sa patrimonialité qui a été effacée.

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Le “Miroir d’eau” devant la Place de la Bourse du Commerce. (Source: Wikipedia Commons, Creative Commons CC-BY-SA-2.5, 2007)

Notes

[1] “Le deuil du port”, Michel Corajoud. Toutes les citations de MC sont extraites de la vidéo documentaire: Conversation sur les quais. Agora 2008. Production La mémoire de Bordeaux. Réalisation Michel Naud. consultable en ligne sur http://corajoudmichel.nerim.net/videointerview/videolesquais1.html. Retranscription de l’auteur.

[2] Ce texte reprend, avec quelques modifications, mon article “La Transmutation des Infrastructures patrimoniales. Restaurations, reconversions, duplications”, publié dans l’ouvrage suivant: Dominique Rouillard (dir), Permanence, effacement, disparition. Politique des infrastructures, Ed Métis Presses, Genève, 2018.

[3] C’est moi qui souligne.

[4] Fiche du Patrimoine Mondial de l’Unesco: http://whc.unesco.org/fr/list/1256.

[5] Ibid. http://whc.unesco.org/fr/actualites/454/.

[6] La signification cachée de la richesse bordelaise est, bien entendu, celle de la traite des êtres humains, la compromission dans l’esclavage.

[7] C’est nous qui commentons.

Références

Michel Corajoud, Le paysage c’est l’endroit où le ciel et la terre se touchent, éditions Actes Sud, Arles, 2010.

Unesco: http://whc.unesco.org

Vidéo: Conversation sur les quais. Agora 2008. Production La mémoire de Bordeaux. Réalisation Michel Naud. consultable en ligne sur http://corajoudmichel.nerim.net/videointerview/videolesquais1.html

Vincent Monthiers, Les quais, Bordeaux, 1999-2000, éditions Confluences, Bordeaux, 2009.


Head Image:  Les bords de quais. (© Claude Prelorenzo, 2015)


Article reference for citation:
Prelorenzo Claude,“Bordeaux: les quais” PORTUS: the online magazine of RETE, n.37, May 2019, Year XIX, Venice, RETE Publisher, ISSN 2282-5789, URL: https://portusonline.org/fr/bordeaux-les-quais/

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